pourquoi la France fait des rhums agricoles ?

Le Charaka Samhita, traité de médecine écrit en l’an 78 de notre ère, identifiait déjà le sucre comme l’une des neuf sources de vin.

Ô Agnivesha ! Huit en bref sont les sources des liqueurs spiritueuses à savoir, les grains, les fruits, les racines, le bois, les fleurs, les tiges, les feuilles et les écorces. La neuvième est la canne à sucre.

Charaka Samhita, chapitre 25, p. 49

Cette canne à sucre (Saccharum Officinarum) nécessaire à la fermentation et la distillation d’une grande variété de boissons alcoolisées, dont le rhum, a commencé sa route bien loin des eaux turquoises caribéennes.

Elle aurait été domestiquée pour la première fois en Nouvelle-Guinée (île de l’Océanie) il y a environ 8000 ans.
Elle est alors encore bien loin de la Martinique.
On est encore bien loin du rhum agricole.

indien

C’est en Inde et en Chine que nous trouvons les premières preuves de production de boissons alcoolisées à base de canne.
Nearchus, un général de l’armée d’Alexandre le Grand lors de sa conquête de l’Indus écrira en -327 :

un roseau d’inde produit du miel sans l’aide des abeilles, à partir duquel une boisson enivrante est fabriquée bien que la plante ne porte aucun fruit.

Nearchus, 327 av jc.

C’est d’Inde que vient le traité Charaka Samhita cité au début de l’article. Et c’est d’Inde que vient l’historien Ziauddin Barani, qui parle de “l’arrack distillé à partir de sucre brut dans le sultanat de Delhi au tournant du 14ème siècle”.
L’étude de l’empire Moghol du grand Vizir Abu Al-Fazl : “Ain-i-Akbari” (1590) détaille aussi la production d’un alcool de sucre appelé Bengal Arrack (il y un poste de traite portugais au Bengale dès 1528).

L’expansion musulmane dans les années 700 a répandu la canne à sucre à travers la Méditerranée, mais son utilisation comme boisson alcoolisée ne s’est pas implanté dans ces nouveaux territoires.

Dans les années 900, la canne à sucre était en Sicile et dans le sud de l’Espagne. Mais il s’agit d’une production sucrière inefficace.

le sucre suivait le coran

En 1200, Marco Polo écrit qu’à Zanzibar “ils n’ont pas de vignes, mais font une sorte de vin à partir de riz et de sucre, avec l’ajout de quelques drogues épicées”.

Au milieu du 15ème siècle, les investisseurs espagnols et portugais, avec l’aide des producteurs de sucre italiens, transfèrent les technologies et connaissances dans les îles de l’Atlantique : Madère, Sâo Tomé et les Canaries. Madère, sous domination portugaise est la première et la plus réussie des plantation.

1493, Christophe Colomb, lors de son deuxième voyage vers le nouveau monde, transporte la canne à sucre vers les Caraïbes.
Une usine de sucre est établie à Hispaniola dix ans plus tard.
1535, le fonctionnaire colonial Gonzalo de Oviedo écrivait “les navires qui sortent d’Espagne reviennent chargés de sucre de bonne qualité, mais les écrémages et le sirop qui sont gaspillés ou donnés sur l’île feraient la richesse d’une autre grande province”

On sait que les déchets résiduels de l’industrie sucrière n’étaient pas ramenés en Europe, et qu’ils étaient gaspillés (consommés) sur place, dans les Caraïbes.

La première preuve de l’utilisation de la canne dans la production d’une boisson nous vient de Saint-Domingue (Santo Domingo en espagnol). En 1550, le frère dominicain Bartolomé de las Casas décrit la période de 1511-1520 sur l’île, et rapporte que les esclaves africains “sont morts rapidement d’une variété de facteurs, y compris les boissons qu’ils buvaient à base de canne à sucre”.

En 1596, le Dr Layfield, un corsaire anglais, débarque à Porto Rico et écrit que les colons espagnols boivent une boisson fermentée appelée Guacapo (appelé Guarapo par les espagnols) faite de mélasse et d’épices. Ce Guarapo deviendra Garapa au Brésil, Grappe dans les Caraïbes française, et Grippo à la Barbade.

boisson d’esclaves

Quoi qu’il en soit, les esclaves africains des Caraïbes ont joué le rôle clé de la fabrication du rhum.
En Martinique, certains planteurs ont permis à leurs travailleurs esclaves de ramasser les écrémages indésirables qui se sont répandus sur les chaudrons pendant l’ébullition du sucre. Ils les auraient ensuite fermentés voir … distillés.
L’histoire de la propagation extrêmement rapide de la distillation entre Afrique de l’Ouest et du Centre à la fin du 19ème siècle, et la grande ingéniosité déployée pour créer des alambics à partir de matériaux à portée de main, montre que ça a pu se passer très vite plus tôt dans les Caraïbes.

franco français

Le rhum agricole est un produit propres aux Antilles françaises (et dans une moindre mesure, de la Réunion).
Il est distillé à partir de jus de canne plutôt que de mélasse, beaucoup plus courante.
Du rhum fait à partir de jus frais dans les plantations des Caraïbes françaises est mentionné dès le 17ème siècle, mais le style agricole n’a émergé commercialement qu’au début du 20ème siècle.

Mais pourquoi une telle perte d’argent ?!

Comme leurs îles voisines, la Martinique et la Guadeloupe ont commencé à cultiver la canne au 17ème siècle pour exporter du sucre vers l’Europe. Leur rhum était donc aussi issu d’un sous-produit : la mélasse.

guildive

Aux débuts, une distinction était faite entre le Guildive (traduction phonétique du Kill Devil anglais), se référant au rhum fait à partir de vesou (jus de canne à sucre) et le Tafia, fabriqué à partir de mélasse et d’écrémage.
Au 19ème siècle, le mot Tafia ne faisait plus que référence au distillat de mélasse non vieilli, tandis que le distillat vieilli devient Rhum. Xavier Rocques disait en 1913 “En France, dans le commerce de détail, les spiritueux issus de la canne à sucre ou de ses dérivés sont presque toujours étiquetés rhum.

encore le vin !?

Malgré ses indéniables qualités, l’industrie des rhums français reste petite et arriérée par rapport à la Barbade et la Jamaïque.

Pourquoi ? La France protège ses industries du vin et du brandy et n’importe pas de rhum antillais. La consommation de rhum reste insulaire. Mais le malheur des uns fait le bonheur des autres … et la France va faire du rhum antillais un bouche-trou de choix.

Les vignobles français vont être ravagés par deux fléaux au milieu du 19ème siècle : Oïdium et Phylloxéra.
Son vignoble ravagé, le gouvernement français lève les droits sur l’importation du rhum des Caraïbes françaises.
L’industrie est modernisée et raffinée (car plus uniquement destinée aux antillais) : on change les méthodes de fermentation et on utilise des alambics à colonne. Toutes ses nouvelles distilleries modernes sont centralisées sur la Ville de Saint-Pierre (d’où le résultat partira pour la France) et font du rhum de mélasse + dunder (voir article sur le rhum jamaïcain).
Les Caraïbes françaises sont passées d’exportateur de sucre à celui de rhum. La culture de la betterave s’est gentiment installée sur le continent, à la demande de Napoléon, pour une autonomie en sucre.

En 1900, la Martinique est le plus grand exportateur de rhum au monde.

Les petits producteurs en dehors de Saint-Pierre ont encore leurs vieux alambics traditionnels (Pot Still) et n’ont plus de marché pour leur sucre, remplacé par celui de la betterave. Ils commencent la production de rhum à base de jus de canne frais à faible teneur (55%) et l’appellent “rhum d’habitant” destiné aux locaux.

Saint Pierre en mai 1902

le malheur des uns (bis)

En 1902, le Mont-Pelée entre en éruption et tue quarante-mille habitants de Saint-Pierre.
Il n’y a plus de distilleries de rhum industriel …
cela donnes des ailes aux petites distilleries et leur rhum d’habitant à partir de jus de canne frais.
Au moment de la première guerre mondiale, le secteur vitivinicole s’est remis du phylloxera et se sont rhum et vin qui seront distribués en quantité dans les tranchées (l’absinthe vient d’être interdite).

1902

le vin est un fils de (bis)

L’interdiction de l’absinthe n’a pas suffit au gros lobby.
Dans les années 1920, au moment où le rhum martiniquais est très prisé des français, il va encore sévir.
Afin de protéger sa production de vin et de brandy, la France met en place des quotas d’importation sur le rhum (contingentement du 31 décembre1922).
160’000 HAP/an (HAP = Hectolitres d’Alcool Pur). Les volumes dépassant ce contingent sont surtaxés au même taux que les rhums étrangers.
Le contingent durera jusqu’en 1939.

Cela entrainera la fermeture de la plupart des distilleries …
En 1941, il y avait encore 194 distilleries agricoles en Martinique, il n’en reste aujourd’hui que 8.

le moins aimé de la fratrie

Si le seul rhum AOC du monde est martiniquais, c’est que les anglais n’avaient pas la même nécessité de le protéger.

En effet, de part son statut de sous-produit aux côtés des chouchous qu’étaient le vin et le brandy, les quelques distilleries survivantes se sont regroupées pour définir un cahier des charges et faire gage de leur qualité.

1996, le rhum de Martinique reçoit son Appellation d’Origine Contrôlée au même titre que le champagne et le cognac.
Pour mériter cette appellation, il doit suivre plusieurs règles :

  • être fabriqué à partir de jus frais de canne à sucre
  • la canne est limité à des espèces et à un volume par hectare
  • la canne ne doit être irrigué que 4 mois par an
  • la canne doit être récoltée entre janvier et août
  • le jus doit être extrait par broyage ou pressage
  • le jus doit avoir une teneur en sucre minimale (14° Bx)
  • le jus doit avoir un pH minimum (4,7)
  • la fermentation est limitée aux levures Saccharomyces
  • la fermentation ne doit pas dépasser 72h à 38,5°C
  • la distillation est continue dans un alambic mono-colonne
  • aucune distillation secondaire n’est autorisée
  • le rhum doit reposé au moins 3 mois après distillation
  • le rhum est embouteillé à minimum 40%
  • le rhum ne peut vieillir qu’en chêne

Avec toutes ses règles et contraintes auto-imposées, le rhum de Martinique pouvait faire valoir sa qualité et son intérêt en tant que produit français ; bien que produit sans fruit de la vigne et loin du continent.

Santé chers Bibules.

Votre échanson.

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