histoire de la vodka {suite}

partie 2

Si vous ne l’avez pas encore lu, la partie I est disponible ici

1789 : filtration au charbon

Si le mot “vodka” apparait en 1751, jusqu’au 20ème siècle, seul le vin de pain infusé d’herbes ou de baies est appelé ainsi. La vodka cristalline et sans nuances d’aujourd’hui n’est pas encore apparue.
Le chainon manquant est la pureté, inatteignable avec les outils et connaissances du 18ème siècle. En 1789, le chimiste Toviy Lovits utilise pour la première fois le charbon de bois pour filtrer (et purifier) la vodka.
“Vodka” est une version diminutive du mot slave “voda” ou “eau”.
Au début, il est difficile de savoir démêler s’il s’agit d’eau ou d’eau-de-vie. La mention polonaise “wodcø” de 1405 fait référence à une petite étendue d’eau, sans lien avec l’alcool.
La première utilisation écrite du mot vodka dans un document officiel russe se trouve dans le décret de l’impératrice Elisabeth du 8 juin 1751, qui réglemente la propriété des distilleries de vodka. Cette vodka qui n’en a que le nom n’est toujours pas celle que nous connaissons.

1858 : obligation de boire de la vodka

L’empire est devenu de plus en plus dépendant des revenus de la vodka, qui représentent alors un tiers du budget du puissant empire russe.
La guerre de Crimée (1853-1856) a épuisé le budget de l’état et le prix de la vodka au détail triple pour tenter de combler ce déficit.
Inspirés par les efforts de tempérance des États-Unis et des européens, les paysans des provinces polonaises et baltes annexées commencent à s’abstenir de boire de la vodka.
Les manifestations débutent en septembre 1858 dans le gouvernorat de Kovno, une province catholique de la Lituanie tsariste, où les villageois locaux prêtent serment de s’abstenir de boire de la vodka et de toutes autres boissons fortes, sauf à fins médicales. Soutenus par le clergé catholique local, les manifestants ont créé des sections locales de la Fraternité de la Sobriété, une société de tempérance polonaise.
Des actions de boycott sont signalées dans 91 districts de 32 gouvernorats : à Kovno, les ventes d’alcool chutent de 70 %.

Quelques mois à peine se sont écoulés depuis qu’ils ont arrêté de boire de la vodka, et les bons fruits de cet heureux changement parmi la population se font déjà sentir de la manière la plus tangible : le prix de la nourriture de subsistance a diminué de manière significative, la mendicité est devenue beaucoup moins importante, les taxes gouvernementales sont payées plus régulièrement, la population de notre province est dans la santé la plus souhaitable. Il est remarquable que pendant cette période, nous n’ayons pas développé une seule maladie courante, qui auparavant était habituellement notre hôte à cette époque de l’année, surtout par un temps aussi changeant, brumeux et humide que celui que nous avons.

Moskovskie Vedomosti », n° 42, 1859

Alors que les tavernes se vident et que la santé de la population s’améliore, les administrateurs (corrompus) des taxes sur la vodka font faillite, mettant par là même en péril la stabilité financière du pays.
L’armée est appelée pour réprimer cette rébellion de la sobriété, et forcent les paysans à boire, frappant et arrêtant ceux qui refusent.
En mai 1859, les manifestations deviennent violentes, les tavernes sont attaquées et l’armée est appelée pour réprimer le mouvement. Les manifestants sont fouettés et forcés de boire en se faisant verser de l’alcool dans la bouche à travers des entonnoirs, puis emprisonnés en tant que rebelles. Quelque 780 personnes sont arrêtées et les sociétés de tempérance sont interdites dès 1863.
L’absurdité de cette manifestation pour la sobriété (трезвенное движение) met en évidence l’éternelle dilemme russe : la santé et le bienêtre de la société russe est diamétralement opposé aux intérêts financiers de l’empire.

1863 : un nouveau modèle économique

Les manifestations de 1859 ne sont pas sans incidence pour la vodka.  
En 1863, les sociétés de tempérances sont officiellement interdites, et le monopole gouvernemental sur la production de vodka est remplacé par de simples taxe, provoquant une chute des prix et rendant la vodka accessible même aux citoyens à faible revenu.
Des entrepreneurs ont désormais champ-libre pour se lancer dans la production de vodka.
Sans perdre de temps, l’usine Keller & K° est fondé par un citoyen en 1863.
L’alambic continu, breveté au Royaume-Uni en 1830, est alors introduit dans ces nouvelles distilleries privées de grande échelle. Pouvant produire de l’alcool rectifié, les impuretés du vin de pain fait maison sont enfin écartées et la vodka prend sa forme contemporaine. Keller & K° fut choisi pour représenter l’industrie russe de l’alcool lors de la première Exposition universelle à Paris, quatre ans seulement après l’ouverture de sa fabrique.

1894 : et encore un monopole d’état …

Peu de temps avant sa mort prématurée, Alexandre III charge son jeune ministre des finance, Sergueï Witte, de réformer le système de taxes prélevées sur la vodka depuis 1863.
Il remplace graduellement, à partir du 6 juin 1894, les accises par un nouveau monopole de la couronne sur la vente au détail de la vodka.
Ce nouveau monopole de la vodka va avec un contrôle strict de sa production : et même si elle n’est que le résultat d’eau et d’alcool neutre, la question est de savoir quelle doivent-être ses proportions parfaites.
On attribue souvent aux travaux de Dmitri Mendeleïev, le père de la classification périodiques des éléments, les 40% d’alcool par volume standards de la vodka.
Pourtant, sa thèse de 1865, Considération sur la combinaison de l’alcool et de l’eau, n’est pas soutenue pour la vodka. Le scientifique tentait juste à découvrir la raison de la diminution de la quantité de liquide lorsque des parties égales d’alcool et d’eau sont mélangées.
Pourquoi le volume du liquide est inférieur à la quantité initiale lorsque l’on mélange des parts égales d’alcool et d’eau ?
Grâce aux travaux de Mendeleïev, les ingrédients sont mélangés selon leur poids plutôt que leur volume, et la vodka prend le titrage standard de 40% d’alcool par volume.
Selon le ministre Witte, ce système “devait d’abord viser à accroître la sobriété populaire, ce n’est qu’alors qu’il pourrait s’occuper du trésor”
Un monopole impérial fait au nom de la réduction de la consommation donc, mais très différent dans le résultat : une fois habitué à de plus forts revenus, le Trésor Russe se met à encourager la consommation d’alcool.
Ainsi, la consommation d’alcool russe passe de 8 litres par habitants à 14 à la veille de la grande guerre.

1914 : pas de vodka, pas de tsars.

Des générations de bureaucrates tsaristes, de commissaires et de législateurs russes ont travaillé dur pour empêcher que les russes n’arrêtent de boire.
Ces efforts ne pouvaient être arrêté que par les autocrates eux-mêmes.
Au début de la Première Guerre mondiale, le tsar Nicolas II (1894-1917), un gros buveur converti à la tempérance, décrète l’interdiction de la vodka au nom de l’effort de guerre, faisant de la Russie le premier pays prohibitionniste au monde.
Se débarrasser de la plus grande source de revenus pendant la plus grande guerre s’est avéré être une mauvaise idée.
La première idée pour combler le trou béant dans le budget fût d’imprimer des roubles ; l’hyperinflation qui a résulté a paralysé l’économie russe et attisé les flammes de la révolution sociale qui consuma le pays et le tsarisme en 1917.
Vladimir Lénine (r : 1917-1924), prohibitionniste de principe, perpétua son interdiction ; et généralisa la distillation privée de Samogon, un alcool illicite dont le nom signifie “auto-distillé”.
Joseph Staline (r : 1924-1953), gros buveur, n’eut pas de tels scrupules et, en 1925, relança le monopole de la vodka comme base financière pour son entreprise totalitaire.

1938 : la vodka à la conquête du monde

Si l’histoire de la plus puissante marque de vodka au monde commence bel est bien en Russie, c’est au États-Unis qu’elle prend son envol.
Piotr Arsenievitch Smirnov (1831-1898) est l’un des premiers à ouvrir une distillerie de vodka avec un alambic à colonne continue. Nous sommes à Moscou en 1867.
Son fils, Vladimir Smirnov, fuit la Russie en 1917 à la suite de la révolution et s’installe en France où il francise son nom de famille par le plus phonétique “Smirnoff”.
En 1933, Vladimir vend les droits de son nom ainsi que son insigne à Rudolph Kunett, un expatrié russe vivant aux États-Unis.
Kunett met en place une petite entreprise de distillation qu’il vend à nouveau en 1938 à John G. Martin, un cadre de Heublein, Inc.
Martin a fait connaitre la vodka aux buveurs américains en mettant l’accent sur son goût neutre, le qualifiant de “whisky blanc”.
En 1941, Martin s’associe à Jack Morgan, le propriétaire du bar Cock ‘n’ Bull à Los Angeles.
Morgan à sa propre marque de Ginger Beer, un soda aromatisé au gingembre, et souhaite l’écouler. Le duo combine la vodka au soda et créé le cocktail Moscow Mule.
John Martin fait graver des tasses en cuivre avec le nom de son invention et les distribue à tous les barmen du pays tous au long des années 1940.
La vodka, et plus particulièrement Smirnoff deviennent alors très populaires.
En 1978, Smirnoff est le spiritueux le plus vendu aux États-Unis.

1997 : un spiritueux populaire devenu luxueux

Sidney Frank (1919-2006) est un commercial de génie ayant changé le paysage de l’industrie des spiritueux.
Grâce à un rapide passage par la prestigieuse université de Brown, Sidney rencontre Louise Rosensteil (1923-1973), la fille de Lewis Rosensteil, alors à la tête de l’une des plus grandes entreprises de spiritueux au monde.
Une fois marié à Louise, il travaille pour son beau-père et gravi rapidement les échelons de l’entreprise jusqu’à devenir, en 1955, président de la division distillation. 
Il monte sa propre entreprise en 1972, Sidney Frank Importing Co, et commence avec un catalogue médiocre comprenant un Liebfraumilch (vin blanc allemand) nommé Grey Goose.
La célébrité arrive à la fin des années 1970 lorsqu’il acquiert les droits d’importation de la liqueur allemande Jägermeister.
Si Jägermeister a été un succès retentissant, son plus grand coup vient lorsqu’il prend le nom de Grey Goose pour l’appliquer à une vodka super-premium française.
La stratégie adoptée par Frank pour faire de sa vodka un best-seller ?

– Doubler son prix de vente conseillée par rapport à la populaire vodka suédoise Absolut.
– La soumettre au Beverage Testing Institute pour un classement.

À la fin des années 1990, il existe très peu de concours de spiritueux ; et Grey Goose y gagne sans trop de concurrence le prix de “vodka la plus savoureuse”.
Après ça, si un potentiel acheteur demande pourquoi son prix est si élevée, il suffit de lui répondre que c’est parce qu’elle vient d’être nommée meilleure vodka au monde.
En 2004, Sidney vend Grey Goose au groupe Bacardi pour 2 milliards de dollars.
Depuis le hold-up Grey Goose, beaucoup d’entrepreneurs visent le “Frank’s Grey Goose marketing plan” ; avec plus ou moins de succès.

la vodka est différente des autres formes d’alcool en ce sens qu’il n’y a aucune excuse justifiable pour en boire.  Le français fera l’éloge de l’arôme du cognac et l’écossais louera la saveur du whiksy. La vodka, quant à elle, est incolore, inodore et insipide […]
Vous pourriez aussi bien vous injecter de la vodka dans le sang que d’en boire

Viktor Erofeev, 2002

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