histoire de la vodka

partie 1

Beaucoup de légendes non vérifiées entourent les origines de la vodka.
Ce sujet est une question de fierté nationale pour russes et polonais.
Il suffit pourtant d’une réponse crédible à une question légitime :

Comment et quand la connaissance de la distillation est-elle passée des monastères de l’Italie d’avant-Renaissance aux froids territoires slaves ?

Il est raisonnablement avançable que, comme pour beaucoup de boissons spiritueuses, l’histoire de la vodka remonte aux alchimistes médiévaux du 13ème siècle qui distillaient des lies de vin de raisin pour fabriquer des élixirs médicinaux.

1261 : des italiens s’installent en crimée

On connait bien Gênes comme important port italien et méditerranéen, mais moins son passé de république maritime, un terme qui s’applique à quelques villes côtières, principalement italiennes, qui connurent prospérité et autonomie politique à partir du 10ème siècle.
Gênes est l’une des plus puissante, pendant plus de sept siècles.
Elle est en rivalité, si ce n’est pas en guerre, avec d’autres citées états comme celle de Venise.
Car si Venise est en bon terme avec la citée de Constantinople et son empereur latin, Baudouin II de Courtenay, ce n’était pas le cas de Gênes, écartée du commerce avec cette zone depuis la quatrième croisade de 1204.
Mais comme dit le proverbe, “les ennemis des ennemis sont des amis”.
Aussi, le jour où l’empereur Byzantin Michel VIII Paléologue décidé à reprendre Constantinople aux latins, il prend conscience de la nécessité de s’allier aux ennemis historiques des vénitiens : les génois.
Le 13 mars 1261, Gênes signe le traité de Nymphaeon (aujourd’hui Kemalpaşa) avec Paléologue.
En échange de leur aide contre la flotte vénitienne, les byzantins reprennent Constantinople trois mois plus tard et octroient aux génois un droit de passage ainsi qu’un monopole économique. Les génois s’installent dans les anciens quartiers commerciaux où habitaient jusqu’alors les vénitiens et sont les seuls italiens en Byzance.

Ils ont désormais accès la mer Noire au bord de laquelle ils fondent en 1266 le comptoir permanent de Caffa (aujourd’hui Théodosie) avec l’accord des différents Khans Mongols de la Horde d’Or. Cette installation en Crimée est le premier battement d’aile du papillon-vodka.
Mais pour garder leur monopole face aux autres citées-états italiennes, véreuses et belliqueuses, Gênes doit maintenant s’occuper de sa seconde rivale : Pise.
Car que trouve-t-on sur la route maritime méridionale entre Gênes et Byzance ?
La république maritime de Pise, qui vit alors son apogée.
Dimanche 6 août 1284, près de l’îlot de la Meloria, en plein milieu de la mer Tyrrhénienne, a lieu l’une des plus grandes batailles navales du moyen-âge. Plus de dix milles victimes côté pisan : une hécatombe.
La république de Pise perd la Corse et la Sardaigne, le contrôle de sa mer, et entame par là même son déclin. La suite ? Gênes n’a plus de rival sur son chemin et a le monopole du commerce maritime à partir des années 1290.

Dans la péninsule de Crimée, face à la mer Noire, l’empire génois constitue la Gazarie, un ensemble de sept ports leur appartenant, dont le plus animé, Caffa.
La ville de Caffa devient le principal port marchand en mer Noire ; une citadelle y est même érigée pour sa défense entre 1340 et 1343.
La deuxième épidémie de peste noire y transite lors de son siège de 1346, avant de rejoindre l’Italie et l’Europe par bateau : un véritable carrefour à la frontière entre deux mondes, pour le meilleur comme pour le pire.
C’est depuis ce comptoir bouillonnant que les alchimistes italiens, issus des écoles de Bologne et de Salerne, préparent de l’aqua vitae, un distillat médicinal à base de raisin.
Il n’est alors pas question de vodka, loin de là. Il ne s’agit pas d’un distillat de blé mais de vin, et la pureté spécifique est loin d’être atteinte, les alambics étant encore trop rudimentaires.
Mais c’est une nouvelle étape, et il ne reste plus qu’à ce que les alchimistes distillateurs italiens s’installent en Pologne et Russie.

1278 : l’ancêtre de la vodka serait-il polonais ?

Au 13ème siècle, un certain nombre de médecins polonais ont étudié à l’étranger dans des institutions telles que l’université de Montpellier ou l’école de Salerne ; temples de la médecine et de l’alchimie.
On peut supposer qu’ils ont ramené chez eux leurs connaissances en matière de distillation.
Nicolas de Pologne (Mikołaj z Polski) est un de ces dominicains qui étudie de 1248 à 1278, soit 30 ans, la médecine à l’université de Montpellier (France) avant de rentrer à Sieradz.
De retour en Pologne, il est médecin à la cour de Leszek le Noir (r : 1261-1288).
Son Experimenta magistri Nicolai révèle qu’il était prêt à utiliser certaines des techniques qu’il a apprises à Montpellier, notamment la distillation dans un alambic, dans le cadre de sa propre recette de l’huile philosophale. Nicolas est sans doute le premier polonais à ramener des connaissances en distillation dans cette région.
Ce n’est qu’en 1364 qu’est fondée l’université Jagellon, à Cracovie.
Les techniques médicales de pointe commencent à être enseignées dans le royaume de Pologne. Une compilation de courts textes médicaux et alchimiques, simplement intitulée Opera Medica, est l’un des rares livres des débuts de l’université à avoir survécu.
La première moitié de ce livre, qui porte la date de 1368, présente tous les signes d’une copie réalisée par un étudiant, et reflète probablement le programme d’enseignement de l’époque.
L’un des textes est un court essai latin sur la création d’une “eau brûlante” (aqua ardente) à partir du vin de Salerne ; ce qui montre que le sujet de la distillation était connu des étudiants et qu’il était très certainement enseigné officiellement.
Pas de vodka à proprement parler, mais à ce moment, le territoire russe n’a pas encore été confronté à l’aqua vitae.

1386 : une curiosité offerte à la cour de moscou

Que ce soit Gênes qui a régné sur les mers à cette époque n’a sans doute que peu d’incidence sur le résultat que nous connaissons. En effet, des villes comme Pise et Venise sont elles aussi proches de l’école de Bologne d’où sortait le savoir alchimique.
Quand bien même l’une ou l’autre serait sortie victorieuse en lieu et place de Gênes, les alchimistes et leurs alambics auraient quoi qu’il arrive atteint la Crimée.
En 1386, les ambassadeurs de Caffa en route vers la Lituanie pour rencontrer son peuple converti au catholicisme, font escale à la cour de Moscou. Le grand consul de Gênes offre alors à Dimitri Donskoï, le grand prince de Moscou, de l’aqua vitae de vin. Elle est toutefois présentée comme médicament et non comme boisson d’agrément.
Il ne s’agit que d’un petit présent lors d’une furtive visite diplomatique, mais c’est la première trace d’eau-de-vie sur le territoire Russe.
Moins de 10 ans plus tard, malheureusement, eau-de-vie et Russie vont être en phase de se lier sur le long terme.
Au printemps 1395, le Khan mongol Tamerlan, l’épée de l’islam, détruit la Horde d’Or et toutes ses villes en Crimée. Caffa, bien qu’épargnée, est désorganisée et des marchands, alchimistes et ambassadeurs génois s’enfuient vers le nord à travers la Moscovie où certains trouveront refuge dans des monastères.
Caffa ne chutera définitivement qu’en 1475, prise par les Ottomans.
En 1426, les génois restés à Caffa retournent en Lituanie pour le congrès de Troki et font un nouvel arrêt à Moscou. Ils présentent un second échantillon d’aqua vitae à Vassili II. La boisson ne plait pas du tout aux membres de la cour, qui la jugent excessivement forte et tout à fait impropre à la consommation.

1439 : née dans les monastères moscovites

Le christianisme orthodoxe a apporté beaucoup de changement en terres russes.
En 1424, par exemple, le début d’année est déplacé du 1er mars au 1er septembre et le brassage de la bière de mars, un rituel pour fêter la fête païenne du nouvel an (iarila) est aboli.
L’église entame une campagne active contre le culte païen du brassage de la bière.
On peut imaginer que le clergé n’aurait pas commencé à mener une croisade contre la bière s’il n’y avait pas eu d’autres boissons de disponibles : l’alcool de grain russe a sans doute vu le jour à aux alentours de cette époque.
Une époque où les génois en exil, détenteurs de l’art secret alchimique, trouvent dans les monastères de Moscovie un terrain fertile pour la distillation. Il se peut qu’ils aient adaptée leur pratique à cette nouvelle géographie : laissant les céréales prendre la place du raisin.


La légende non vérifiable la plus connue veut que le père de la vodka russe soit un religieux grec appelé Isidor ; métropolite (archevêque orthodoxe) de Kiev et de toute la Russie entre 1437 et 1441.


En 1439, il se rend à Florence pour le huitième concile œcuménique, une assemblée réunissant toutes les autorités du christianisme.
Comme il est question d’union entre l’orthodoxie russe et l’église romaine ; la légation dont fait partie Isidor visite des monastères italiens et se familiarise avec l’organisation des ordres catholiques : leur économie, leur industrie et leur mode de vie.
Les membres de cette mission spirituelle russe ont surement l’occasion, lors de ce séjour, de se familiariser non seulement avec l’aqua vitae en tant que produit, mais aussi de voir les alambics installés dans les monastères et d’observer leur fonctionnement.
De retour à Moscou, Isidor est emprisonné au monastère de Tchoudov pour avoir pris parti du pape romain au congrès de Florence.
Non seulement Vassili II ne le fait pas brûler, mais il est détenu dans de bonnes conditions.
Après un an de captivité, Isidor s’enfuit sans peine de Tchoudov, n’est pas poursuivi par les hommes de Vassili, et quitte finalement le pays sain et sauf.

Il est tout à fait possible que, voulant sauver sa vie, Isidor, un Grec extrêmement astucieux, ait réussi à distiller de l’alcool à titre expérimental dans le monastère de Tchoudov et que, n’ayant pas d’autre matière première, il ait opté pour l’utilisation de céréales […] cela lui a peut-être permis d’endormir plus facilement les gardiens et de s’échapper du monastère. Même si cette hypothèse n’est absolument pas prouvée, elle est tout à fait légitime en tant que suggestion, car la distillation de l’alcool en Russie n’a pu naître et se développer que dans les des monastères, sous protection de l’Église.

Pokhlebkin, William. A History Of Vodka. p84. Moscou.1991

1474 : un monopole d’état sur le vin de pain

Même si elle n’a pas été initiée au monastère de Tchoudov par Isidor, la distillation d’alcools de grain (seigle et blé) se développe. Si bien qu’elle elle est assez présente en 1472 pour qu’Ivan le Grand instaure le premier monopole d’état sur la production et la vente de “vin de pain”.
À partir de 1474, la production d’alcool est absolument réservée à l’État, comme le rapporte voyageur vénitien Josaphat Barbaro.
Ivan le Grand entre en conflit avec l’Église, visant à lui interdire de produire des boissons alcoolisées et à combler la brèche qu’elle a ouverte dans le monopole.
Soucieuse de conserver ses privilèges, l’Église résiste.
À ce moment, la vodka est semblable à un whisky non vieilli : elle a le goût et l’odeur prononcée des grains utilisés pour la fabriquer, et est d’ailleurs appelée vin de pain (ou vin de céréale).
Pour imaginer le goût que pouvait avoir le vin de pain, il faut se tourner vers ce qui est commercialisé aujourd’hui sous le nom de polugar (ou pot still vodka).
La première exportation de vodka russe se fait en direction de la Suède en 1505.

1552 : les tavernes d’état

Quand en 1552, Ivan IV “le Terrible” (r. 1533-1584) vainc son Khanat rival de Kazan sur la Volga, il est impressionné par le système de tavernes gérées par le gouvernement que les Tatars appellent “kabak”.
Il décrète qu’il en faut dans toute la Russie, de sorte que tous les bénéfices du commerce d’alcool soient canalisés dans le trésor du tsar, et utiliser la vodka comme outil de taxation indirecte.
Ces kabaks ou “tavernes du tsar”, sont des endroits spéciaux, surveillés par des gardes, où l’alcool y est vendu sans collation. La noblesse a alors le privilège exclusif de la distillation et certains nobles, en fonctions de leurs titres et mérites, peuvent produire et distribuer de la vodka dans ces lieux d’état.

Dans chaque grande ville de son royaume, il a un Caback ou une maison de boisson, où l’on vend de l’aquavitae (qu’ils appellent Russewine).
Sur ceux-ci, il reçoit une rente qui s’élève à une grande somme d’argent.
Il y en a plusieurs qui ont bu jusqu’à la peau, et qui marchent nus (qu’ils appellent Naga). Tant qu’ils sont dans la Caback, personne ne les interpelle pour quelque raison que ce soit, parce qu’ils entraveraient les revenus de l’Empereur.

Fletcher, Giles. Of the Russe Common Wealth. p.44. Charde. 1591.

On parle d’un revenu important. Même la loi de 1649, qui officialise le sevrage, interdit l’achat ou la vente de vodka au-delà du kabak sous peine de torture.
Les taverniers, appelés tselovalniki, ou “embrasseurs” (car ils jurent allégeance au tsar en embrassant la croix orthodoxe) ne peuvent même pas refuser un ivrogne de peur que les revenus du tsar ne soient diminués ; et étant donné que leur situation financière dépend des revenus générés par l’état, ils privilégient la vodka à la bière, car elle représente une marge plus élevée.
Un système producteur d’appauvrissement paysan, de corruption et de gouvernance autocratique, mais une aubaine pour l’état pendant plusieurs siècles.
La vodka court comme un fil rouge à travers le tissu de l’histoire russe.

1718 : grand tsar, grand aigle, grand verre

On doit à Pierre Ier “le Grand” une Russie moderne ; ainsi qu’une consommation d’alcool herculéenne qui fis passer celle du peuple des kabaks pour modérée.
Aucun problème à boire de la vodka et à la partager ; pour preuve : il annule le monopole d’état sur celle-ci.
Dès la fin du 17ème siècle, il entame un grand tour d’Europe pour s’en inspirer : l’expertise nautique qu’il acquière auprès des constructeurs néerlandais et des amiraux anglais ont façonné, par exemple, les ambitions navales de la Russie.
À son retour à Moscou, il entame des réforme occidentalistes et se créé une contre-cour privée, libre de toute règles et de conventions : la The All-Joking, All-Drunken Synod of Fools and Jesters (Le synode des fous et des bouffons ivres qui plaisantent).
Durant ces banquets d’ivrognes, une règle “Bacchus doit être adoré avec une boisson forte et honorable” ce qui signifie que “tous les gobelets doivent être vidés et personne ne doit se coucher sobre”. Bouffonneries et humiliations vont bon train, le châtiment le plus redouté est “le grand aigle”, un gobelet massif à double pognées, rempli avec 1,5 litre de proto-vodka, à boire cul-sec. Ce groupe a son propre livre saint : une bible évidée pour contenir plusieurs flacons de vodka.
Pourtant, malgré le flot constant d’alcool, Pierre se relève toujours rafraîchi des réjouissances pour mener son pays vers un nouveau jour, ou du moins un autre banquet.
Quelle était la raison de ce comportant étrange et destructeur de la part du “grand” dirigeant russe ? Les historiens ne sont pas unanimes : certains pensent qu’il avait besoin de faire vivre sa nouvelle capitale, Saint-Pétersbourg ; d’autres y voient une réaction portée sur la testostérone contre la régence féminine de Sophie ; tandis que d’autres soutiennent qu’une telle débauche était nécessaire pour faire entrer la Russie dans l’Europe moderne.
En 1718, à son retour de Paris, il institue ses nouvelles “assemblées” qui se tiennent deux ou trois fois par semaine pendant le long hiver. Elles constituent la partie la plus importante de l’effort du tsar pour réunir les deux sexes et donner à Saint-Pétersbourg un avant-goût des relations sociales raffinées dont il a été témoin dans les salons de Paris. Cette idée étant nouvelle en Russie, Pierre édicte des règlements qui précisent à ses sujets la nature exacte de ces nouvelles assemblées et la manière dont elles doivent se dérouler.

5. Il est laissé à la liberté de chacun de s’asseoir, de se promener ou de jouer, comme il l’entend, sans que personne ne le gêne ou ne s’offusque de ce qu’il fait, sous peine de vider le Grand Aigle à avaler en guise de punition. Pour le reste, il suffit de saluer en entrant et en sortant.

K. Massie, Robert. Peter the Great, His Life and World. Chapitre 61. 1981

Aucun subordonné ni dignitaire étranger n’était épargné par le grand aigle.
Frédéric Guillaume Kettler, Le Duc de Courlande (Actuelle Lettonie), décéda du zèle bacchanal de Pierre le Grand lors d’une soirée en l’honneur de ses fiançailles avec Anna Ivanova, la nièce de Pierre. Cet excès “de boissons échauffantes” permis à Pierre de prétendre à superviser l’administration de la Courlande au nom de sa nièce, absorbant ainsi le duché dans la Russie.    La vodka fut plus utile que l’armée pour la prise de territoire russe.

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